dimanche 11 août 2013

La concurrence Arabie - Qatar sur les fronts islamistes



L’article suivant résume un entretien qui a eu lieu le 20/03/2013, avec David Rigoulet-Roze , enseignant et chercheur, consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du Moyen-Orient. Il est rattaché à l’Institut d’Analyse Stratégique (IFAS) où il est en charge depuis 2006 d’une veille stratégique entre l’Iran et les pays arabes particulièrement préoccupés de l’éventuelle accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire.

Y a-t-il des conflits territoriaux et frontaliers entre l’Arabie saoudite et le Qatar ? Quelle est leur origine historique ? Quelle en a été l’évolution ? Qu’en est-il aujourd’hui ?

Il y a eu effectivement des conflits territoriaux entre les deux pétromonarchies du Golfe, le dernier en date s’étant produit le 30 septembre 1992 à Al-Khofous, situé au sud de la péninsule du Qatar, en occasionnant plusieurs morts. Leur origine historique est d’ailleurs relativement récente dans la mesure où ils renvoyaient à des problèmes de délimitation frontalière qui ne s’étaient jamais posés jusqu’au XXème siècle : d’une part, parce qu’il s’agissait d’une donnée sociologiquement étrangère à la culture bédouine caractéristique du désert ; d’autre part parce que certains des États en cause n’existaient tout simplement pas - le Qatar fut à partir de 1868 un « protectorat » britannique jusqu’à son accession à l’indépendance le 3 septembre 1971 et le royaume d’Arabie saoudite date du 23 septembre 1932. Cette question frontalière est en réalité apparue avec le développement de la question pétrolière, et plus précisément des problèmes induits par la délimitation des concessions pétrolières qui allaient poser celles des frontières tout court.
On confia à la fin des années 90 à l’expertise technique reconnue de IGN (Institut Géographique national) français le soin d’effectuer, sur la base de la délimitation préalable de la frontière entre le Qatar et l’Arabie saoudite, la mise en place de six bornes de démarcation sur quelques 65 kilomètres, effective aujourd’hui . Ce bornage met en évidence que l’Arabie saoudite semble avoir abandonné ses prétentions sur le Khor-al-Udeid, ce qui ne veut pas dire qu’elle ait renoncé complètement à toute velléité de contrôle dans la mesure où il y a tout de même une forme de tutelle saoudienne sur l’ensemble de la péninsule.
De ce point de vue, cela réglait la question du litige frontalier entre le Qatar et l’Arabie saoudite. D’aucuns, parfois adeptes de la théorie du complot, considèrent que le Qatar n’a jamais véritablement accepté l’hégémonie territoriale saoudienne sur la péninsule, et qu’il profiterait aujourd’hui habilement d’une situation jugée défavorable pour Riyad dont le régime se trouve largement accaparé par la problématique d’une succession saoudienne qui est loin d’être réglée, ce qui affaiblirait temporairement le rôle régional de l’Arabie saoudite. Ainsi, certaines rumeurs font état de velléités déstabilisatrices de la part du Qatar à l’endroit de son grand voisin saoudien.
En 2008, en marge du Sommet arabe de Damas, le Premier ministre qatari aurait dit au Guide libyen Kadhafi que le Qatar mettrait un jour la main sur la province orientale saoudienne d’Al-Sharqiya (la province orientale, celle-là même où se trouve l’essentiel des champs pétroliers saoudiens). Les Qataris considèrent que « Le régime d’Arabie saoudite va s’effondrer, à cause d’un monarque vieillissant qui ne permet pas aux jeunes princes d’accéder au pouvoir  ». Les Al-Thani auraient établi des connections avec certains membres de la famille régnante en Arabie afin d’y répéter une forme de scénario libyen tel qu’il avait été mis en œuvre en 2011, et de récupérer les territoires qu’ils ont dû céder aux Saoud et, pourquoi pas, de prendre le contrôle des champs pétroliers. Des analystes israéliens font du Qatar le « Cheval de Troie » des États-Unis et d’Israël pour effectuer un remodelage du Moyen-Orient, lequel passerait par le démembrement de l’Arabie saoudite en « petits émirats »,.

L’Arabie saoudite et le Qatar sont les deux monarchies wahhabites de la région. Quelles sont les raisons historiques de ces similitudes religieuse et politique ?

Il s’agit effectivement de deux monarchies d’obédience wahhabite, mais tout de même différentes. Le Wahhabisme est le soubassement théologico-politique des ambitions politiques des Al Saoud, une sorte d’« alliance du sabre et du coran » qui n’aurait sans doute jamais connu le succès rencontré si les hasards de la géologie n’avaient fait de l’Arabie saoudite la « banque centrale du pétrole ».
Le Wahhabisme est effectivement l’obédience dont se réclame le Qatar. Cela remonte aux événements qui furent à l’origine de l’affirmation politique de l’actuelle famille régnante Al Thani, dont l’ascension est relativement récente. Durant tout le XIXème siècle, c’est la famille Al Khalifa qui règne sur la péninsule qatarie et l’île de Bahreïn, dont elle est encore aujourd’hui la dynastie d’ailleurs.). Le 12 septembre 1868, Londres, la puissance colonisatrice, détache le Qatar de Bahreïn et y impose la famille Al Thani, comme famille régnante. Cette famille est issue de la tribu des Bani Tamim, comme l’était justement le prédicateur à l’origine du wahhabisme, un certain Ibn Abdel-Wahhab. Il revint au cheikh Jassim Ben Mohammed Al Thani (1868-1913) d’adopter officiellement l’obédience wahhabite comme religion d’État. L’affiliation tribale n’y était sans doute pas étrangère. La proximité avec les Saoud comme contrepoids à Bahreïn non plus.
C’est largement ce qui explique qu’aujourd’hui, le Wahhabisme constitue le soubassement religieux de l’État. L’accession à l’indépendance de 1971 a institutionnalisé l’ancrage des coutumes locales dans cet héritage wahhabite, même si l’influence de cette obédience est néanmoins à relativiser quelque peu aujourd’hui, dans la mesure où le Qatar apparaît plus ouvert sur l’extérieur que ne l’est son puissant voisin ultra-conservateur.

Comment ont évolué les relations politiques et diplomatiques entre l’Arabie saoudite et le Qatar ?

Compte tenu des raisons précitées, ces relations ont longtemps été empreintes d’animosité. Elle tient pour partie à la situation préexistante du déséquilibre avéré en taille entre le « Gulliver » Arabie saoudite et le « lilliputien » Qatar, même si ce dernier est aujourd’hui l’un des pays les plus riches du monde. Contrairement à l’Arabie Saoudite, le Qatar a la volonté de ménager son voisin perse, car l’Iran et le Qatar ont des intérêts économiques partagés. Il faut rappeler que la richesse du Qatar provient à la fois du pétrole et du gaz, mais surtout du gaz puisqu’il est assis sur 14 % des réserves mondiales de gaz naturel, dont il est à la fois le troisième détenteur (soit environ 26 milliards de m3) et le troisième producteur, après la Russie et l’Iran de l’autre côté du Golfe, et avec lequel le Qatar partage l’un des plus grands gisements off-shore du monde, appelé North Dome du côté qatari, et South Pars du côté iranien . Le positionnement du Qatar sur le plan géopolitique et diplomatique est assez inédit : il est à la fois membre du CCG (Conseil de Coopération du Golfe), mis en place en 1981, pour faire pièce à ce qui est perçu comme la menace iranienne, et en même temps, le Qatar est un interlocuteur obligé des Iraniens, ce qui déplait fortement à l’Arabie saoudite. Les dirigeants du Qatar et de l’Iran n’ont d’ailleurs jamais cessé de se rencontrer.
On peut encore rappeler que Doha avait été l’organisateur - avec le président syrien Bachar al-Assad aujourd’hui vilipendé par ceux-là mêmes qui l’avaient encensé - de la visite triomphale de l’ancien président iranien Ahmadinejad au Liban en juillet 2010, afin de commémorer la victoire du Hezbollah sur Israël lors de la guerre de l’été 2006 (12 juillet-14 août 2006). En février 2010, le Qatar avait été jusqu’à signer un pacte de défense avec la Syrie et l’Iran. Cela n’empêchait pas, dans le même temps, l’émir Hamad Ben Khalifa Al Thani d’effectuer deux visites secrètes en Israël (le 14 janvier 2010, le 18 janvier 2012). Une frénésie diplomatique, qui a toujours indisposé l’Arabie saoudite, même si une convergence de vues s’est opérée à la faveur de la crise syrienne : on retrouve là, en apparence, un positionnement commun entre l’Arabie saoudite et le Qatar sur cette question.
Il est notable que les deux principaux donateurs financiers et fournisseurs d’armes aux terroristes opérant contre la Syrie, sont l’Arabie saoudite et le Qatar, deux pétromonarchies wahhabites. Elles voient le régime de l’alaouite Bachar al-Assad comme une pièce centrale d’un virtuel « Croissant chiite » allant de la République islamique d’Iran au Hezbollah libanais, en passant par l’Irak post-Saddam. Mais chacun des deux pays a ses destinataires privilégiés au sein de la grande famille « islamiste », à savoir les groupes d’obédience « salafiste » pour l’Arabie saoudite, et les groupes d’obédience plutôt « frériste » pour le Qatar. Cette nuance n’est pas contingente car elle sous-tend la persistance d’une rivalité, sinon d’une compétition, des deux acteurs sur le champ politico-islamiste.

Comment l’orientation du Qatar en direction des « Frères musulmans » est-elle perçue par l’Arabie saoudite ? Pourquoi ?

Pour commencer, il est de notoriété publique que le Qatar soutient les « Frères musulmans »,  parce que Doha a considéré que les attendus politiques du « printemps arabe » allaient s’exprimer dans une forme d’islamisme électoral et parce que, dans la « grande famille islamiste », la variable salafiste ferait plutôt figure de pion wahhabite. Le Qatar considère d’ailleurs que, depuis le 11 septembre 2001, l’option salafiste s’est retrouvée négativement connotée, sinon disqualifiée, par le fait qu’elle avait constitué le fourron d’al-Qaïda. Or, le Qatar a l’ambition d’apparaître comme le futur nouveau pôle islamiste du XXIème siècle, au détriment des Saoudiens. Il estime que les « Frères musulmans » incarnent une option plus acceptable, d’où une forme d’OPA pratiquée sur l’islamisme des « Frères », présentés comme le devenir politique inévitable des révoltes arabes. Il y a donc là une vraie stratégie du Qatar, à la fois « frériste » et virtuellement antisaoudienne.
Le Qatar s’est, certes, longtemps senti écrasé par le poids de l’Arabie saoudite avec laquelle l’Emirat a entretenu des relations parfois difficiles en dépit d’une obédience confessionnelle très proche. Mais Doha s’est récemment émancipé de cette tutelle en tirant profit de la fenêtre d’opportunité ouverte par le « printemps arabe », que le Qatar a donc cherché à préempter, politiquement parlant, en soutenant financièrement et politiquement l’islamisme politique des « Frères musulmans », en contrepoint de l’Arabie saoudite promouvant traditionnellement la mouvance salafiste. Il n’est que de voir le rôle joué par Doha dans le financement des révoltes arabes, et plus encore dans le renversement du régime du colonel Kadhafi. Le Qatar, avec sa « diplomatie du carnet de chèques », voulait réussir la fusion de la richesse (la tharwa ثروة l’« abondance » ou la richesse » en arabe, procurée par la manne pétrolière) avec l’islam de la thawra (la « révolution » ثورة   en arabe). Le Qatar est pointé du doigt dans le financement des islamistes au Maghreb, voire au-delà. Dès lors que l’on s’intéresse aux transferts de fonds effectués au profit des organisations islamistes , tel le parti tunisien islamiste Ennahda, le Qatar fait preuve de largesses. Son dirigeant Rached Ghanouchi a fait de Doha sa seconde maison, c’est là qu’il prend sa feuille de route, qu’il planque sa famille et ses millions de dollars, et qu’il vient d’y transférer des documents étatiques tunisiens ultra-secrets (plusieurs gros camions ont été aperçus faisant la navette entre son domicile tunisois et l’aéroport durant ce mois de Ramadan 2013, sentant probablement sa chute imminente). Quant au Hamas palestinien, le Qatar est parvenu  à le réintégrer dans le giron islamo-wahhabite en l’éloignant de Téhéran qui le finançait.
On aurait pu penser que l’arrivée au pouvoir des islamistes au sens large - que cela soit en Tunisie, en Egypte ou en Libye la Charia  islamique serait le socle de toute future législation. Mais il s’agit sans doute d’un effet d’optique parce que le type d’islamisme politique qui s’est imposé dans le prolongement des révolutions arabes en Afrique du Nord (Maghreb et Egypte), n’a pas forcément les faveurs de l’Arabie saoudite. Loin s’en faut même, puisque cet islamisme politique s’est, électoralement parlant, exprimé dans sa variable « frériste » et non pas dans sa variable salafiste, plus proche de l’obédience wahhabite. En arrière-plan, perce évidemment la sourde rivalité intra-islamiste entre Riyad et Doha. Plusieurs indicateurs, qui n’ont rien de contingent, permettent de prendre la mesure de cette situation. On peut relever tout d’abord que Rached Ghannouchi, le chef d’Ennahdha, a plutôt ses entrées à Doha au Qatar qu’à Riyad. Or, on voit aujourd’hui les difficultés qu’a le gouvernement issu du parti « frériste » Ennahdha à gérer l’inédite question salafiste en Tunisie. Quant à la Libye, la Cyrénaïque centrée sur Benghazi a récemment montré, avec l’assassinat du diplomate américain Christopher Stevens le 11 septembre 2012, que l’implantation salafiste avec Ansar al-Sharia n’était pas que théorique. On serait presque en droit de se demander si Riyad n’aide pas délibérément l’obédience salafiste afin de contrarier, sinon d’hypothéquer, la réussite de la transition « frériste » là où elle a lieu avec la bénédiction du Qatar.
http://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-David-Rigoulet-Roze.html
Hannibal GENSERIC
Le texte en bleu a été rajouté par H.G.


L’Arabie saoudite et le Qatar sont généralement considérés comme soutenant les FM (Frères Musulmans) mais la situation réelle est plus complexe.

En Syrie, l’Arabie saoudite a soutenu des groupes triés sur le volet, en consultation avec Washington, de façon à ne pas aider ceux, comme les FM, qui sont jugés être une éventuelle menace à sa sécurité. Tout comme le Bahreïn, elle doit aussi faire face, à l’intérieur de ses frontières, à une vaste population chiite opprimée.

Le Qatar a, jusqu’à ce jour, ouvertement soutenu les FM ainsi que de nombreux autres dont le Front Al Nusra. Sa chaîne de télévision par satellite Al Jazeera transmet régulièrement les sermons d’al-Qaradawi et a été fermée par les généraux égyptiens.

Mais Riyadh et Doha ont tous deux tenu à féliciter le premier ministre intérimaire Adly Mansour après son installation au pouvoir par le SCAF (Conseil suprême des forces armées).

Le 2 juillet, deux jours avant l’éviction de Morsi, les Emirats arabes unis ont emprisonné 68 membres d’al-Islah, lié aux FM, accusés d’avoir comploté pour renverser le gouvernement. La plupart se sont vus infliger des peines allant de sept à dix ans. 26 autres, dont 13 femmes, ont été acquittés. Huit accusés qui ne se trouvent plus dans le pays ont été condamnés à 15 ans d’emprisonnement. Les accusés font partie d’un mouvement d'opposition croissant dans le pays.

Entre-temps, l’opposition syrienne continue de courtiser le soutien occidental au milieu d’efforts entrepris par les puissances régionales rivales afin d’assurer leur propre hégémonie. Cette semaine, la Coalition nationale syrienne (SNC) qui s'est réunie en Turquie a élu Ahmad Assi Jarba, chef d’une tribu du Nord-Est de la Syrie, comme son nouveau président.

Jarba est allié à l’Arabie saoudite et est donc hostile aux FM. Il a battu de justesse Mustafa Sabbagh, un homme d’affaires et un allié du Qatar. Mohammed Farouk Tayfour des FM a été choisi comme l’un des trois vice-présidents. La SNC a, une fois de plus, lancé un appel aux puissances occidentales et aux Nations unies à « intervenir immédiatement » pour aider la ville assiégée d’Homs, bastion clé de l’opposition.