vendredi 9 décembre 2016

Non ! Erdogan n’a pas fait d’entourloupe à Poutine, ni à l’ayatollah



Une vidéo vient d’apparaître où Erdogan se vante de la façon dont l’opération militaire de la Turquie dans le nord de la Syrie a toujours été dans le but de faire avancer le changement de régime, provoquant une panique sur les médias alternatifs et les réseaux sociaux, à l’idée que le président Poutine et le chef suprême iranien ont été diaboliquement trompés par le rusé Erdogan dans sa politique de cheval de Troie lors du rapprochement avec leurs pays.
On peut prévoir que le récit, en réaction, sera : «Je vous l’avais bien dit !», avec des avocats de la cause sur le point de célébrer ce que le Sultan vient de proclamer. En dépit du fait que ce serait une prétendue preuve que Moscou et Téhéran sont si désespérément incompétents, qu’ils n’auraient même pas pu voir cette menace pour leur allié de Damas, alors qu’ils avaient, pendant tout ce temps, la situation sous les yeux.
Les intentions de ceux qui vendent ce récit varient grandement, et ce n’est pas le but de l’auteur de spéculer sur ce qui est derrière leur joyeuse allégresse, maintenant que leur terrible prédiction anti-syrienne est prétendument actée.
Au lieu de cela, il est beaucoup plus constructif d’examiner ce qui ne colle pas avec ce récit et de prouver combien il est catégoriquement faux, avec, en conséquence, l’espoir que cette réfutation solide permettra aux observateurs honnêtes d’identifier les personnalités alternatives et les médias sociaux qui ont «dégainé l’artillerie» à l’occasion de cet épisode et peuvent avoir, en conséquence et par inadvertance, révélé leurs véritables intentions.
Avant de poursuivre, il faut rappeler au lecteur que la relation trilatérale entre la Russie, la Turquie et l’Iran a été fragile dès le départ, en raison surtout du fait qu’elle n’a jamais eu de précédent historique jusqu’à ce que les premiers efforts aient été faits pour former la Tripartite cet été – au sujet de laquelle l’auteur a écrit une longue série d’articles pour Katehon. Il y a toujours une possibilité que Erdogan soit vraiment aussi néfaste que ses détracteurs les plus virulents prétendent qu’il est, et qu’une trahison de la Russie et de l’Iran puisse être imminente, mais pour le moment, ce n’est pas arrivé et voici pourquoi.
Malgré leurs divergences politiques sur le sort du président démocratiquement élu et légitime Assad, la Russie et l’Iran ont été sur la même longueur d’onde que la Turquie sur tout le reste, depuis l’échec de la tentative de coup d’État pro-américain contre Erdogan. Le président Poutine et ce dernier ont déjà eu deux réunions face à face et plusieurs appels téléphoniques, le projet Turkish Stream est de nouveau sur les rails et la décision a été prise de normaliser les relations commerciales, une fois de plus. À bien des égards, c’est presque comme si la tragédie de novembre 2015, qui a vu la Turquie abattre un avion de chasse russe au-dessus de la Syrie, n’avait pas eu lieu, ou, à tout le moins, que la relation entre les deux parties est maintenant plus forte d’avoir pu surmonter cette période – historiquement difficile – de tensions bilatérales à haut niveau. Le martyr du pilote russe traîtreusement assassiné ne sera jamais oublié, mais il apparaît que le sacrifice ultime du lieutenant-colonel Oleg Peshkov sert positivement de pierre angulaire pour une tentative sincère des deux parties d’engager une nouvelle ère de relations entre grandes puissances.
Quant à l’Iran, la République islamique n’a jamais été aussi proche de la Turquie qu’aujourd’hui. Le ministre des Affaires étrangères, Mohammad Zarif, a rappelé à plusieurs reprises au monde que son gouvernement était le premier à se tenir debout aux côtés d’Erdogan lors de la maladroite tentative de coup d’État, un fait que Téhéran est évidemment très fier de répéter. Les exclamations publiques de soutien de l’Iran à ce que Zarif a déjà qualifié de «démocratie turque» sont formulées en dépit des centaines de combattants iraniens qui ont perdu la vie à cause des terroristes soutenus par les Turcs en Syrie, démontrant ainsi à quel point l’Iran doit être sérieux vis-à-vis d’Ankara s’il est disposé à passer outre aux sacrifices de son peuple, qui sont littéralement des centaines de fois plus nombreux que ceux des Russes. Une des raisons qui motivent l’Iran est qu’il envisage de relier, à terme, son gisement de gaz de North Pars à l’UE, au moyen d’une extension du pipeline TAP qui traversera un jour la Turquie. Une autre raison qui pousse dans le sens du rapprochement stratégique avec la Turquie réside, pour les deux grandes puissances, dans la volonté de coordonner leurs campagnes contre les terroristes kurdes transfrontaliers – le PKK anti-Ankara et anti-Téhéran et le Parti démocratique kurde d’Iran (KDPI), respectivement.
La plus forte imbrication des stratégies communes entre les deux pays est que Moscou et Téhéran ont été très réceptifs aux signaux d’Ankara, avant le coup d’État, de se distancer des États-Unis suite au soutien de Washington pour les Kurdes du YPG, et en conséquence de recalibrer complètement la politique turque en Syrie.
De tous les bienfaits que la Russie et l’Iran attendent de leur nouvelle politique à l’égard de la Turquie, le plus important est de voir Ankara s’éloigner des États-Unis unipolaires pour se tourner vers l’Ordre mondial eurasien multipolaire, notamment parce que cela peut faciliter le salut de leur bien-aimé allié syrien.
Il faut répéter maintes et maintes fois que le soutien de la Russie et de l’Iran à la Syrie est inébranlable et non négociable, et qu’aucun accord sur les gazoducs ou la coopération antiterroriste ne peut être utilisé pour les acheter, car leurs politiques complémentaires à Damas sont conduites par des principes géostratégiques concrets qui travaillent pour leurs intérêts suprêmes. Rien ne saurait supplanter les faits géopolitiques immuables qui sous-tendent leurs engagements envers la Syrie, c’est pourquoi ceux qui allèguent publiquement que l’un de ces pays s’est vendu, ou comprend mal la situation, ont des arrière-pensées masquées en fonction de leurs positions statutaires.
Les partisans de la théorie du vendu ou du couillonné prétendent que l’opération militaire de la Turquie dans le nord de la Syrie est soit un signe de l’incompétence naïve de la Russie et de l’Iran dans les affaires étrangères, pour s’être laissés duper par Erdogan, soit la preuve évidente qu’ils ont scandaleusement trahi Damas. Aucune de ces affirmations n’est vraie, comme je l’ai soutenu dans mes deux précédents articles publiés sur Katehon (Turkey Crosses Into Syria : Unipolar Conspiracy Or Multipolar Coordination ? et Turkey In Syria, The FSA, And The Upcoming Quarrel Over Syria’s Constitution), qui devraient être consultés, si le lecteur ne l’a pas déjà fait, pour obtenir l’essentiel des arguments à propos de cette opération complexe. Le point principal exposé est que la Russie et l’Iran – en tant que loyaux protecteurs de la Syrie – ne permettraient pas à la Turquie d’envahir la Syrie si c’était bien l’intention d’Erdogan et que toutes les parties concernées avaient probablement déjà conclu un accord à ce sujet, même si elles ont officiellement dit le contraire, forcées par l’opinion publique nationale. Il y a cependant toujours la possibilité que la Turquie dépasse délibérément les limites prédéterminées ou trahisse purement et simplement ses nouveaux partenaires – et cela a été abordé dans l’un des articles.
Les observateurs devraient évaluer la situation entourant l’opération militaire de la Turquie dans le nord de la Syrie, d’une manière aussi émotionnellement détachée que possible. Le spectacle de l’opération évoque des sentiments très forts, parmi ceux qui croient vraiment que la Turquie est fourbe et fait tout son possible pour profiter de la naïveté de la Russie et de l’Iran, soulignant les déclarations répétées de la Syrie condamnant les actions d’Erdogan. Cependant, en examinant plus attentivement ce qui se passe, il commence à être clair que les forces conventionnelles de la Turquie sont principalement engagées dans une campagne Lead From Behind [soutien à l’arrière] pour aider ses alliés des FSA [Armée syrienne libre], dans la poursuite d’un arrangement politique multilatéral compliqué post-Daesh. Une telle analyse peut être trouvée dans l’article de Katehon cité plus haut, sur la Constitution de la Syrie. Erdogan hésite évidemment à consacrer trop de forces au nord de la Syrie et préférerait que les acteurs alliés non étatiques de son gouvernement assument sur le terrain la majeure partie des combats s’il le peuvent – en dehors des photos de propagande et autres stratagèmes de relations publiques.
S’il voulait vraiment envahir la Syrie dans le but de renverser Assad, il devrait être évident, pour tous les observateurs objectifs, que la deuxième armée la plus importante de l’OTAN aurait probablement envoyé beaucoup plus de forces qu’elle ne l’a fait pour l’instant. Pour une «invasion de changement de régime» – si l’on veut reprendre les mots d’Erdogan – l’opération turque dans le nord de la Syrie est misérablement sous-performante et a seulement réussi à capturer [pratiquement sans combats, NdT] une poignée de villes tenues par le YPG kurde et Daesh. Ce dernier s’est simplement fondu dans la population civile et / ou a rejoint la FSA.
Un trimestre après son lancement, la Turquie n’a rien de substantiel à montrer de ses efforts visant à «renverser Assad» et ne serait même pas capable de l’avoir véritablement essayé parce que la Russie et l’Iran se seraient mobilisés pour l’arrêter avec l’Armée arabe syrienne, et le feraient toujours s’ils y étaient obligés.
Cela remet en cause le but de la récente vantardise d’Erdogan voulant un «changement de régime» en Syrie, car il est prouvé qu’il n’était manifestement pas sérieux au sujet de la réalisation de cet objectif nouveau. En outre, lorsqu’il a envoyé des troupes dans le nord de la Syrie, Erdogan a déclaré que c’était pour des raisons antiterroristes en empêchant le YPJ kurde de créer un État voyou le long de la frontière sud de la Turquie, et le gouvernement turc a maintenu cette position jusqu’ici. Erdogan a toutefois changé publiquement d’avis à ce sujet, afin de promouvoir quelques autres objectifs, dont aucun ne vise réellement à «renverser» le président Assad.
Dans un ordre quelconque, le premier objectif qui peut être discuté est qu’il veut renforcer l’opinion publique avant le prochain référendum constitutionnel, que son gouvernement planifie afin de centraliser davantage le contrôle du président sur le pays. À en juger par les dernières élections, Erdogan sait qu’il a besoin de l’appui des nationalistes du MHP pour faire passer sa proposition, d’où la drague de cet électorat en changeant sa rhétorique sur l’invasion du nord de la Syrie. La raison suivante est étroitement liée à la première et se rapporte aux progrès étonnants que l’Armée arabe syrienne et ses milices patriotiques alliées ont faits dans la libération de la plus grande partie de l’Alep-Est. Erdogan est forcé de réagir à ce développement qui change la donne. Sachant par ailleurs que toute action substantielle dans le sens d’un changement de régime pourrait conduire à une réaction dévastatrice de la coalition Syrie, Russie, Iran, il ne lui reste plus qu’une rhétorique vide pour tenter de sauver la face. Enfin, la dernière raison principale pour laquelle Erdogan transforme maintenant l’opération turque dans le nord de la Syrie de mission anti-terroriste en mission de changement de régime, est parce qu’il veut se faire bien voir du président élu Trump, en montrant qu’il n’a pas complètement abandonné l’Occident – et ne le fera jamais, pour ce cas –, tout en révélant récemment qu’il a parlé avec la Russie et le Kazakhstan d’une adhésion potentielle de la Turquie à l’OCS.
Pour terminer, les paroles incendiaires d’Erdogan sur l’envoi des troupes turques en Syrie pour «renverser» le président Assad devraient – comme la plupart de ce qu’il dit – ne pas nécessairement être prises au pied de la lettre, mais être estimées pour ce qu’elles sont, c’est à dire seulement le dernier exemple d’une longue série de déclarations qu’il trouve momentanément opportunes de faire en fonction de son agenda politique – habituellement caché.
Plutôt que d’être obsédés par chaque mot qu’il prononce et de se réjouir de «la preuve que j’avais raison» comme beaucoup de gens le font, les observateurs devraient être réalistes et regarder les actions de la Turquie, à la fois en Syrie et en rapport avec ses partenaires, la Russie et l’Iran, afin d’obtenir une image plus précise de ce qui se passe réellement. En fin de compte, beaucoup de gens ont besoin de trouver des preuves dans tout et n’importe quoi, soit de l’incompétence criminelle des dirigeants russes et iraniens, soit de la trahison de leurs alliés de confiance.
Si ces personnes restent cohérentes avec leurs insinuations, on serait amené à croire que la Russie et l’Iran ont permis à la Turquie d’envahir la Syrie du nord en vue d’un changement de régime en échange d’accords de gazoducs et de coopération antiterroriste. Et qu’ils ont conspiré avec la Turquie depuis plus d’un trimestre, depuis que l’opération d’Erdogan a commencé. Ce n’est pas pour dire que l’homme fort turc ne trahira jamais ses nouveaux partenaires, mais seulement qu’il ne l’a pas encore fait – la seule chose qui compte –, et ce n’est pas parce qu’il a trompé quelques Facebookers et commentateurs de médias alternatifs, que cela signifie qu’il a couillonné les dirigeants beaucoup plus expérimentés que sont Poutine et les Ayatollahs.

VOIR AUSSI : Erdogan : le Derviche tourneur
Par Andrew Korybko
 Le 30 novembre 2016 – Source Katehon
Traduit et édité par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone