lundi 14 septembre 2015

SYRIE. "Faites des bombes, pas des réfugiés"



Les Russes arrivent ! Les Russes arrivent ! En fait, les Russes arrivent toujours. Les Russes n’ont jamais cessé d’arriver depuis les bons vieux jours de la guerre froide. Les Russes envahissent l’Ukraine. Chaque jour. Depuis plus d’un an maintenant. Voilà maintenant que les Russes envahissent la Syrie.

Et ce n’est que le prélude. Bientôt, les Russes vont envahir tout le Moyen-Orient, toute l’Europe de l’Est et de l’Ouest et tout l’Arctique. Puis un beau jour, ils seront sournoisement de retour à Cuba, prêts à envahir la Floride, puis toute la mère patrie.


L’histoire se répète et est devenue une mauvaise farce récurrente. L’illustration la plus éloquente et savoureuse du modus operandi de la propagande qui sous-tend l’hystérie exceptionnaliste en cours concernant la prétendue incursion militaire russe en Syrie a été écrite en 2011 dans le magazine en ligne Counterpunch, par le grand et regretté Alex Cockburn :

Supposons que la CIA laisse fuiter une étude portant sur la sécurité nationale qui conclut que la lune est faite de fromage et que les Chinois comptent y envoyer un couple de rats gigantesques génétiquement modifiés pour qu’ils y prolifèrent en nombre suffisant pour manger tout le fromage, sabotant ainsi les plans des USA de déployer un radar de défense antimissile sur la face cachée de la lune.

Les premières manchettes se lisent comme suit : «La menace des rats chinois soulève doutes et moqueries partout.» Le chapeau des articles publiés dans le New York Times, le Washington Post et le Wall Street Journal citent les moqueurs, puis contrebalancent leurs propos par des citations de gens respectables comme des «sources des services secrets», des professeurs de faculté, des «experts» de groupes de réflexion et ainsi de suite, tous prêts à corroborer la version gouvernementale : ils sont nombreux à dire que le scénario des rats est «plausible», etc.

Après quelques jours d’articles du même genre, le scénario des rats chinois s’impose comme une proposition crédible. Les articles rapportent avec tout le sérieux du monde ce que pourrait faire le gouvernement des USA pour contrer et écarter la menace des rats chinois : le vice-président dit que «toutes les options sont sur la table», etc.


C’est simple comme bonjour. Selon la doctrine militaire du Pentagone, la Chine, tout comme la Russie d’ailleurs, sont des menaces de taille aussi graves, sinon pires, que EI/Daech. La Russie a sûrement ses rats elle aussi. Ce qui nous mène à la version syrienne de "les Russes arrivent", dont les groupes de réflexion font leurs choux gras, à commencer par cette créature de la CIA qu’est Stratfor, qui y est allé de supputations hautement réfléchies, qui reposent évidemment sur des renseignements de premier ordre, de seconde main, idéologiquement corrompus, nuls et faux.

Le dilemme du partage du pouvoir


Dans cet article, le Saker démolit pratiquement tous les principaux aspects de cette aberration qu’est une intervention militaire russe en Syrie.

Moscou ne s’engagera tout simplement pas dans un autre Afghanistan. D’autant plus que 66% des Russes s’opposent même à une intervention militaire dans le Donbass voisin. Eh oui, nous parlons ici de cette fameuse invasion que l’Otan et les médias institutionnels occidentaux nous annoncent de façon alarmante avec la plus grande certitude pratiquement chaque semaine.

Le problème qui se pose pour les va-t-en-guerre de l’Otan et du Conseil de coopération du Golfe, est que Moscou cherche actuellement à coordonner un véritable anti-changement de régime, un plan de paix qui s’attaquerait simultanément aux deux problèmes fondamentaux de la tragédie syrienne : le partage du pouvoir à Damas et l’ascension de EI/Daech.

Le président Poutine a confirmé publiquement que Bachar al-Assad a déjà accepté de tenir de nouvelles élections et de partager le pouvoir avec l’opposition non salafo-djihadiste. Cette question a été abordée en détail avec Washington, Ankara, Riyad et Le Caire. Même les paranos de Riyad qui, soit dit en passant, poursuivent leur bombardement et maintenant leur invasion du Yémen en toute illégalité, sont au moins ouverts à la discussion.


La première étape du plan consisterait à former une véritable coalition pour combattre le faux califat, qui comprendrait la Russie, l’Iran, le gouvernement syrien à Damas, la Turquie et l’Arabie saoudite, de même que Washington.

Mais il y a un accroc. 
Le plan A de l’administration Obama demeure un changement de régime. Un plan B codirigé par les Russes avec Assad à bord est frappé d’anathème. Il faut dire qu’Obama lui-même n’a jamais cessé de répéter son mantra, «Assad doit partir».

À surveiller : la M5


La route M5 est une artère hautement stratégique qui relie Damas au nord et à l’ouest de la Syrie. Jadis, durant le règne de Hafez al-Assad puis de Bachar jusqu’en 2011, tous pouvaient aller et venir sur la M5 en toute sécurité comme sur n’importe quelle autre autoroute.

Il y a un mois, EI/Daech a pris la ville stratégique et majoritairement chrétienne de al-Qaryatain, au nord-est de Damas. L’Armée arabe syrienne, déjà surchargée, n’est pas encore parvenue à la reprendre.
 

Cette situation est particulièrement inquiétante parce que le faux califat n’est dorénavant qu’à 30 km de la route M5. Il est vrai que quelques snipers embusqués dans des terrains vagues au nord de Damas ont déjà menacé la M5 par intermittence. Mais si EI/Daech arrivait à couper la route en deux, ce serait un véritable cauchemar pour Damas.

Les risques sont sans doute minimes, car la prise de la M5 devrait être évitée par l’intervention d’une ligne de défense solide comprenant le Hezbollah, des conseillers militaires iraniens et les forces spéciales. Le problème serait ainsi réglé sans l’intervention des experts et des conseillers militaires russes qui se trouvent en Syrie, dont la présence a été confirmée par le ministère russe des Affaires étrangères.

Cette présence n’a cependant rien d’étonnant. Après tout, ils mettent en œuvre les contrats militaires existants entre Moscou et Damas et doivent enseigner aux Syriens le maniement du matériel russe.

Ce qui fait que Damas, même dans une situation précaire, n’a pas besoin de la présence de militaires russes sur son sol. Il doit compter toutefois sur les conseils avisés d’équipes de conseillers spéciaux du service de renseignement militaire (GRU) et du service des renseignements extérieurs (SVR) de la Russie. Le refrain "les Russes arrivent", que répètent à satiété les services secrets occidentaux et israéliens, pourrait se référer en fait à ces équipes et à quelques troupes d’élite russes déployées pour renforcer la sécurité à Tartus et à la base aérienne près de Lattakié.

La responsabilité de protéger remise au goût du jour


Pendant ce temps, EI/Daech continue d’annexer des territoires avec une régularité de métronome. C’est un véritable prodige dans les cieux géopolitiques que de voir tous ces drones du Pentagone et de l’Otan capables de localiser et d’éliminer avec une précision chirurgicale un agent du faux califat de temps à autre, mais qui ne parviennent pas à détecter, "en raison de tempêtes de sable", tous ces convois formés de rutilantes Toyota blanches qui paradent en Syrak en semant le chaos.

EI/Daech peut maintenant mener ses opérations dans un vaste territoire. Chaque territoire perdu par les forces de Damas est aussitôt occupé non seulement par EI/Daech, mais aussi par le Front al-Nosra (Al-Qaïda en Syrie) ou par Ahrar al-Sham. Tous ces groupes sont formés de salafo-djihadistes purs et durs. Il n’y a pas le moindre rebelle modéré formé par les USA en vue.

Ce que cela signifie politiquement, c’est l’impossibilité d’une entente pour le partage du pouvoir à Damas. C’est soit une victoire totale contre le faux califat dans l’ensemble du Syrak, soit la mort. Les précédents ne sont guère réjouissants. Lorsque l’Armée arabe syrienne a eu le dessus sur les brutes du calife, celles-ci se sont repliées en territoire irakien.

Cela signifie aussi que la campagne de bombardement en cours que les USA dirigent par-derrière n’est qu’un jeu vidéo inoffensif, dont la futilité prend des proportions gargantuesques avec l’entrée dans la danse de la Grande-Bretagne et de la France. La seule façon réaliste de défaire une fois pour toutes cette bande hétéroclite de takfiris salafo-djihadistes déments qui décapitent à qui mieux mieux, c’est par une attaque terrestre des forces conjointes de la Syrie, du Hezbollah, de l’Iran et de l’Irak, appuyées par des bombardements précis à partir de renseignements de première main recueillis sur le théâtre d’opérations.

Mais cela ne se produira pas. Parce que la Maison-Blanche, le Pentagone, la maison des Saoud et le sultan Erdogan (beaux discours mis à part) n’en veulent tout simplement pas. Pour eux, c’est soit un changement de régime, soit laisser la route M5 passer aux  mains du faux califat.

Bref, toute cette histoire voulant que "les Russes arrivent" n’a aucun sens. Ce serait inutile du point de vue militaire et insoutenable politiquement à Moscou. Mais la Russie va continuer de conseiller Damas.

Dans l’intervalle, le nombre de "réfugiés du changement de régime", comme l’analyste Vijay Prashad les a surnommés, va continuer de gonfler. Une bonne partie de l’opinion publique européenne, qui vient juste de découvrir qu’une guerre civile vicieuse fait rage en Syrie, demande déjà que l’on fasse quelque chose, soit plus de bombardements en Syrie (d’où l’entrée en scène des Français et des Britanniques).

Ce à quoi on pourrait s’attendre est encore plus sinistre : une version remixée du scénario libyen. Vous rappelez-vous lorsqu’on invoquait la responsabilité de protéger les victimes possibles d’un massacre possible de civils par Kadhafi? Dans ce monde post-orwellien, la menace d’une nouvelle guerre reposant sur la responsabilité de protéger plane dangereusement au-dessus de Damas, derrière laquelle se profile, une fois encore, une obsession de changement de régime.

C’est ce que la Russie cherche à éviter. Pour les va-t-en-guerre de l’Otan et du Conseil de coopération du Golfe, le slogan "Faites l’amour, pas la guerre" ne protégera jamais les réfugiés du changement de régime. Leur slogan à eux est on ne peut plus clair. C’est "Faites des bombes, pas des réfugiés".
Pepe Escobar
 Le 10 septembre 2015
Source  Russia Today

Traduit par Daniel, relu par jj pour le Saker francophone.